HISTORY
VIè - IVè siècles av.JC : premières traces dans la poésie grecque (Hipponax, Aristophane)
Les références au clitoris les plus anciennes qui nous soient parvenues semblent se trouver chez Hipponax. Ce poète grec originaire d’Ephèse (en Turquie actuelle) a connu son apogée vers 540 av. J.-C., et il ne subsiste de son œuvre que des fragments (Roux 1964). Selon Dean-Jones (1992) s’appuyant sur Hanson (1989), Hipponax évoque le clitoris en l’appelant myrton, mot grec désignant la baie du myrte. Cette baie oblongue violacée ou rougeâtre communément appelée la myrte en Corse peut en effet évoquer l’aspect usuel de la partie visible de l’organe. Henry (2011) signale qu’on trouve ce mot dans un fragment d’Hipponax décrivant les organes génitaux féminins épilés, dans lequel figure en effet le mot µύρτον (Degani 1991, p.161, fragment n°174 dans l’édition de West).
Aristophane, poète athénien auteur de comédies (vers 445-380 av. J.-C.), fait également selon Hanson (1989) référence au clitoris en le nommant myrton. Selon Robson (2009), il use de ce mot qui fait partie des métaphores habituelles chez les Grecs pour désigner les organes génitaux, aux côtés par exemple de choiros (pourceaux), également utilisé chez Hipponax (Henry 2011), désignant les grandes lèvres lorsqu’elles sont épilées.
Vè au IIIè siècles av. JC : pas de référence explicite au clitoris dans les traités médicaux ou biologiques grecs
Selon Chaperon (2012), le clitoris n’est mentionné ni dans les traités biologiques de Platon (vers 427-348 av. J.-C.) ou d'Aristote (384-322 av. J.-C.), ni dans le corpus hippocratique, la soixantaine de traités fondateurs de la médecine occidentale conçus aux Ve et IVe siècles av. J.-C. Pour ce qui est de ce corpus – traditionnellement attribué au médecin grec Hippocrate, mais probablement rédigé par ses étudiants et adeptes et compilé au IIIè siècle av. J.-C. – cette absence est cohérente avec la théorie de la reproduction et de la sexualité sur laquelle il est fondé.
En effet, comme le souligne Dean-Jones (1992), pour la médecine hippocratique l’appétit sexuel des femmes est commandé par leur utérus. Celui-ci a besoin d’être régulièrement humidifié et maintenu ouvert par le coït hétérosexuel (sinon le sang menstruel risque de ne plus s’écouler normalement), mais aussi alourdi, par du sperme ou, encore mieux, par un fœtus (sinon il devient trop léger et se promène alors dans le corps, provoquant toutes sortes de troubles). Sauf cas pathologique, une femme est censée être en permanence réceptive aux avances des hommes car plus son utérus est ainsi « rempli », mieux il se porte. Dans ce modèle, chez la femme au contraire de l’homme, l’appétit sexuel n’est pas nécessairement associé à un désir sexuel conscient, et il est donc partiellement dissocié du plaisir sexuel. C’est pourquoi en particulier, ni la masturbation, ni des rapports homosexuels ne peuvent soulager les femmes de leur besoins sexuels : ils sont censés laisser les femmes insatisfaites. Lors d’un coït hétérosexuel en revanche, la friction du pénis dans le vagin – considéré comme étant le cou de l’utérus, et donc en faisant partie – est censée exciter l’utérus qui émet alors la semence féminine, puis lorsque l’homme éjacule, l’arrivée de la semence masculine provoque un pic de plaisir et apaise l’appétit sexuel de l’utérus. Les médecins hippocratiques n’ignoraient certainement pas l’existence du clitoris et son rôle dans la sensation "subjective" de plaisir des femmes, mais en tant qu’organe distinct de l’utérus, le clitoris n’a aucune place dans un tel modèle.
Les choses sont un peu moins claires du côté d’Aristote. Il soutient quant à lui que les femmes n’émettent pas de semence, et pour étayer cette théorie il argue notamment de l'idée que le liquide émis par les femmes et censé contenir leur semence n’est pas produit au même endroit que le plaisir durant le coït. En effet, le plaisir féminin est selon lui produit « au même endroit que chez l’homme, par contact » (De generatione animalium, 728a, 31-34). Pour Dean-Jones (1992), il est raisonnable de considérer qu’il s’agit là d’une allusion implicite au clitoris. Sur la base d’un passage de Historia animalium, écrit par un auteur inconnu très influencé par Aristote, Dean-Jones suggère que ce dernier devait considérer que la stimulation du clitoris durant le coït déclenchait l’émission d’un lubrifiant vaginal ayant pour fonction de rendre la copulation plus agréable aux deux partenaires. Cela étant, il s’agit de suppositions. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’Aristote ne mentionne pas explicitement le clitoris.
Quelques éléments d'histoire de la connaissance du clitoris et des discours médicaux tenus à son sujet, concentrés sur l'Occident car c'est ce qui m'est le plus accessible (voir la page A PROPOS pour la liste des références citées). N'hésitez pas à me signaler des sources sur d'autres aires culturelles.
25 av.JC - 25 apr.JC : mention par Strabon de l’excision en Egypte
Géographe et historien grec né à Amasée (en Turquie actuelle), Strabon accompagne vers 25 av. J.-C. un préfet romain dans son voyage en Egypte, qui vient alors de passer sous domination romaine. Après de nombreux autres voyages, il retourne à Amasée et écrit une Histoire dont rien ne nous est parvenu, puis une Géographie en dix-sept volumes dont le dernier est consacré à l’Afrique. C’est dans ce Livre XVII (chap.2, § 5) que se trouve la première mention écrite connue de l’excision (Knight 2001). Selon lui, il s’agit avec la circoncision des garçons de l’un des usages que les Egyptiens suivent avec le plus de zèle. Il ne détaille pas l’opération ni ne nomme le clitoris, mais les termes grecs distincts qu’il emploie pour évoquer ces deux pratiques suggèrent qu’il a noté que si chez les garçons, on laisse le gland intact en ne faisant que "couper autour" (peritemnein en grec, circumcidere en latin), chez les filles on l’ "enlève en le coupant" (ektemnein en grec, excidere en latin).
Rowlandson (1998) relève que cette distinction n’a pas toujours été faite car dans un papyrus rédigé en grec trouvé à Memphis (Basse-Egypte) datant de 163 av. J.-C., il est fait allusion à une "circoncision" (peritemnein) féminine.
fin du 1er siècle – début du IIè : des poètes latins associent tribadisme et lascivité féminine excessive à la possession d’un organe faisant fonction de pénis, deux topos qui feront florès
Martial, poète latin né et mort en Espagne (vers 40 - vers 104) ayant vécu à Rome entre 64 et 98, est l’auteur de plus de 1500 Épigrammes, des textes courts dans lesquels il exprime ses impressions ou idées sur des sujets très divers. Deux d’entre eux évoquent des femmes ayant des pratiques homosexuelles. De la première, appelée Bassa, il dit qu’elle est « un baiseur » ou « fouteur » (fututor), et laisse entendre que lorsqu’elle unit son « con » (cunnus) à celui d’une autre femme, elle s’en sert comme le ferait un homme de son sexe. Quant à « la tribade Philénis », non seulement il lui attribue une « érection » (tentigo) qui lui fait consommer jusqu’à onze jeunes filles par jour, mais il prétend qu’elle sodomise (pædicat) des jeunes garçons.
Entre 90 et 127, lorsque le poète satirique latin Juvénal fait dans une de ses Satires le portrait à charge de Messaline, épouse de l’empereur Claudius, il lui attribue également une érection (tentigo) de la vulve pour faire référence à son excitation sexuelle censément insatiable.
Ces textes inaugurent un double topos qui fera florès dans la littérature médicale et ailleurs : l'association d’un désir sexuel jugé mal orienté et/ou excessif pour une femme à la possession d'un clitoris anormal, en quelque sorte masculinisé. Bien qu’aucune référence explicite à cet organe n’y soit présente, on leur prêtera d’avoir fait référence au clitoris par le mot tentigo, et l’expression de Martial « prodigiosa Venus », évoquant littéralement une sexualité surnaturelle, sera traduite par « prodigieux clitoris ». On retrouvera ainsi dans la littérature médicale française des XVIè au XIXè siècles, dans des passages concernant le clitoris, des références à Martial ou à Juvénal (voir par exemple les extraits de Pineau 1597, Duval 1612, Mauriceau 1681, Palfyn 1708, Tissot 1764 et Renauldin 1813 ci-contre).
IIè siècle : premières descriptions anatomiques par Soranos et Rufus d’Ephèse, à qui le clitoris doit son nom actuel
Les plus anciennes descriptions détaillées de la vulve connues, datant du IIème siècle, mentionnent le clitoris. Elles sont l’œuvre de deux médecins grecs originaires d’Ephèse, une ville de la Turquie actuelle où existait alors un important centre d'études médicales (Burguière et al. 1988, p. XXIII).
Soranos d’Ephèse, l’un des chefs de file de l’école méthodique, a exercé la médecine à Rome entre la fin du Ier siècle et le début du IIe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages écrits en grec, dont un traité de gynécologie et d’obstétrique (Gynaikeĩa). Ce traité n’a longtemps été connu que via une adaptation latine (paraphrase plutôt que traduction) faite par Caelius Aurelianus au Vè siècle, dont on dispose d'un manuscrit sur parchemin daté du XIIIè siècle d'origine anglaise. En 1830, un manuscrit datant du XVè siècle a été découvert (Parisinus graecus 2153) contenant une partie du texte en grec, censé être une copie de l’original, ainsi qu’une adaptation latine signée par un certain Mustio (ou Muscio) manifestement au VIè siècle.
Le traité commence par une description assez détaillée des organes génitaux féminins. Soranos y explique en particulier que les "ailes" (ptérygômata), qui constituent en quelque sorte les lèvres du sexe féminin, aboutissent vers le haut à ce qu’on appelle "la nymphe" (nymphè), petite formation charnue (caroncule) située un peu plus haut que le méat urinaire, appelée ainsi car "elle se dissimule sous les lèvres comme les jeunes mariées sous leur voile" (Gynaikeia, Livre I, trad. Burguière et al. 1988, p.15). Soranos identifie donc manifestement le gland du clitoris, qu’il appelle nymphe, le positionnant parfaitement correctement et le distinguant bien de ce qu’on appelle aujourd’hui le capuchon (qui coiffe et cache en effet habituellement en partie le gland du clitoris), et a fortiori des petites lèvres.
Dans leurs adaptations respectives du traité de Soranos, Caelius Aurelianus et Mustio utilisent le mot latin landica pour désigner cette petite chose qui descend de la partie supérieure de la "fente". Il y a consensus sur le fait que ce mot signifie clitoris en latin – d’où la "landie" en ancien et moyen français, qui désignait également le clitoris (Clément 2011; Riolan 1618 p.308) –, mais pas sur son étymologie. Une piste privilégiée par plusieurs auteurs me paraît très plausible. Landica aurait été formé avec le suffixe -ca, ayant ici une valeur diminutive comme pour d'autres termes du vocabulaire anatomique (Hamblene 1989). Il pourrait ainsi signifier « petit gland », par dérivation de glans/glandis (Fay 1907 ; André 1991), après perte du g précédant le l du fait de sa prononciation très peu marquée (comme dans le gl italien actuel, qui est un l mouillé).
Rufus d’Ephèse, dans son traité d'anatomie écrit en grec au IIè siècle (Du nom des parties du corps), mentionne aussi le clitoris. D’après l’édition du texte grec établie par Ruelle (1879), il le décrit comme étant un petit morceau de chair qui descend au milieu de la "fente", l'appelant myrton ou nymphè, ce dernier terme ayant à ses dires désormais remplacé le premier. Il signale deux autre synonymes : hypodermis ("sous la peau"), ce qui indique encore qu'il est bien ici question du clitoris et non d'un tout qu'il formerait avec les petites lèvres, et kleitoris (clitoris), précisant qu’ « on dit clitoriser pour exprimer l’attouchement lascif de cette partie » (Ruelle 1879, p.147). Selon Parker (2006), le mot grec κλειτορίς, agentif féminin construit avec le suffixe composé rare tor-is, n’est attesté que dans ce texte. Tout porte à croire qu'il est dérivé du verbe κλείω, signifiant "fermer" (Burguière et al. 1988 p.76), κλειτορίς signifiant donc littéralement "fermeuse", ou "fermoir" au féminin. C'est en tout cas l'hypothèse défendue par les hellénistes Christian Boudignon et Jean-Victor Vernhes, et de toutes celles proposées la seule qui me paraisse convaincante.
IIè siècle : Galien crée les conditions d’invisibilisation de "la nymphe", qui donnera "les nymphes"
Galien, né en 129 à Pergame (en Turquie actuelle) et mort vers 216, est un médecin grec qui a notamment exercé à Rome. Il s’y est aussi fait connaître par des dissections d’animaux – macaques et cochons entre autres – destinées à faire progresser la compréhension de l’anatomie et la physiologie humaines. Il est l’auteur de nombreux traités, et son œuvre a exercé une influence considérable sur la médecine occidentale jusqu’au XIXè siècle. La théorie de Galien concernant la différence des sexes, exposée au livre XIV de son traité sur L’utilité [ou usage] des parties du corps humain, crée les conditions d’une invisibilisation durable du clitoris en tant qu’organe sexuel, voire en tant qu’organe tout court.
Galien explique en effet que les organes génitaux féminins sont des homologues des organes masculins n’ayant simplement pas pu descendre et faire saillie au dehors faute de « chaleur », et surtout il établit les correspondances suivantes : l’utérus correspond au scrotum (dans lequel les testicules rentrent chez les hommes, au lieu de rester de chaque côté), le « col de la matrice » (c’est-à-dire le vagin) correspond au pénis, et les « parties honteuses » du sexe féminin correspondent au prépuce du sexe masculin, c’est-à-dire à une « excroissance de peau » simplement plus développée chez les femmes. Cette excroissance forme selon lui un « opercule de l’orifice du col de la matrice » servant à protéger la matrice du froid. Cette théorie l’empêche de voir l'homologie entre clitoris et pénis, et l’amène à le confondre avec les petites lèvres : dans un autre passage il mentionne bien « la nymphe », mais en l’incluant dans ces excroissances, posant qu’elle protège l’utérus du froid de même que la luette le fait pour le pharynx (Livre XV, chap. 3). Ainsi, alors que Rufus d’Ephèse différencie bien "la nymphe" des "ailes" et a relevé qu’elle pouvait être le lieu d’un "attouchement lascif", Galien la traite comme les autres "apophyses charnues" qui ornent le sexe féminin et ne lui attribue pas de rôle dans la sexualité.
Lorsqu’en 1546, le médecin, naturaliste et éditeur Charles Estienne publie son atlas d’anatomie Dissection des parties du corps humain, il s’appuie explicitement sur Galien et sème la confusion autour du terme "nymphe". En effet, dans le texte il décrit les « replis » protégeant la matrice du froid, les distinguant de « la partie que les Grecs ont appelée Nymphe » (à laquelle il attribue une fonction d’humidification de l’orifice du vagin) ; cependant, dans le schéma et sa légende – dont l’auteur est Estienne de la Rivière, également auteur des dissections – ces replis sont appelés les « nymphées » (pour la partie des petites lèvres située au niveau du méat urinaire) et les « valvules du membre honteux » (pour la partie située au niveau de l’orifice du vagin), et ce qui semble correspondre au gland du clitoris avec son frein, situé au-dessus du méat urinaire, est appelé « languette » (p.312-315).
Dans la première version de son Anatomie universelle du corps humain (1561), le chirurgien Ambroise Paré paraphrase Galien, mais en passant le mot "nymphe" au pluriel. Il décrit l’ « apophyse ou appendice » du vagin, qui sert comme le prépuce chez l’homme à « garder avec les nymphes que l’air ambiant n’entre en la matrice, de peur qu’elle ne soit réfrigérée », et ajoute que les nymphes sont « deux petites apophyses et excroissances de cuir musculeux » qui chez certaines femmes s'érigent « en telle grosseur et grandeur, qu’elles se lèvent pour tenir au coït le rôle de l’homme, et pour cela il est ordonné de les leur couper dans la jeunesse» (chap. « De l’Amarry particulièrement »).
Jacques Daléchamps (1566), médecin et naturaliste traducteur de nombreux traités de l’antiquité, publie peu après la première version française du traité de Galien (Berriot-Salvadore 2012). Elle contient encore le mot "nymphe" pour désigner la « petite chair pointue et longuette, qui pend dans la fente de la nature des femmes, en la supérieure partie d’icelle », et qui fait partie des excroissances de peau servant à la fois d’ornement et de protection de la matrice contre le froid (p. 885-886). Cependant, dans sa Chirurgie françoise (1569), Daléchamps réitère l'erreur de Paré en inventant que les Grecs appellent nymphes (au pluriel) « deux excroissances de chair musculeuse, une de chaque côté, qui embrassent ou couvrent l’issue du conduit de l’urine » (p.424-425). Dans ce passage qui cite Galien, où pluriel et singulier sont significativement emmêlés, il fait aussi des nymphes autant que de la nymphe l’objet de l’excision égyptienne, ainsi que de l’érection et l’usage abusif évoqués par ses sources grecques.
Dans son traité sur les hermaphrodites et l’accouchement, le médecin Jacques Duval (1612) s’inspire manifestement de cette description des deux nymphes pour en suggérer une fausse étymologie (« qui sont préposées aux fontaines, comme ces particules au conduit de l’eau urinaire »), leur attribuant quant à lui la fonction de protéger l’orifice de l’urètre contre « la violence du membre viril », afin d’éviter une émission gênante d’urine lors du coït (p. 67). Si l'on se fie à sa traduction française par Constant (1629), l’Anthropographia de Riolan (1618) s’en inspire également manifestement, qui distingue clairement le clitoris de la/les nymphe(s) et attribue à celle(s)-ci la fonction d’empêcher l’urine d’entrer dans le vagin (1629 p.432-433).
Lorsque Charles Daremberg, médecin, auteur d’une thèse sur Galien et titulaire de la chaire d’histoire de la médecine du Collège de France, traduit le traité de Galien dans une édition qui fera référence jusqu’à la fin du XXè siècle, il traduit ce passage en faisant carrément passer « la nymphe » au pluriel : « la protection que le pharynx trouve dans la luette », écrit-il, « existe pour les matrices dans ce qu’on nomme nymphes », qui « garantissent et en même temps défendent contre le froid l’orifice du col de la matrice » (Daremberg 1856, p.137). Ainsi, "la nymphe" disparaît définitivement du vocabulaire anatomique français et l'illusion de l'absence de mention du clitoris/nymphe par Galien est créée.
Du IIè siècle à la Renaissance : le clitoris comme fauteur de troubles à couper lorsqu’il est trop long
Si la nymphe tend à partir de Galien à n’être plus vue ni décrite comme un organe sexuel lorsqu’il s’agit de traiter de l’anatomie et la physiologie normale, la mention de la nymphotomie, recommandée dans la littérature médicale grecque du IIè siècle en cas de nymphe "trop grande", va quant à elle perdurer.
Dans la table des matières du Gynaikeia de Soranos (IIè siècle) subsiste la trace d’un chapitre perdu dont le titre peut être traduit par « D’une nymphe immensément grande et de la nymphotomie » (139 : « Περὶ ὑπερμεγέθουϛ νύμϕηϛ καὶ νυμϕοτομίαϛ »). Si l’on se fie aux adaptations qui en ont été faites par Caelius Aurélianus (Vè siècle) et Mustio (VIè siècle), il y défend l’idée que lorsque la nymphe est hypertrophiée, c’est source de laideur et de honte pour les femmes concernées, qu’elles ont des érections comme les hommes et qu’elles ont aussi un désir de coït semblable au leur (la tournure ambiguë ne permet pas de savoir ce qui est exactement entendu par là). Le traitement recommandé est alors de la couper, en veillant à ne pas le faire trop profondément pour éviter de provoquer une hémorragie violente.
Il faut aussi citer le chapitre perdu suivant bien qu’il ne porte pas sur la nymphe, car il sera plus tard la source d’une confusion chez certains auteurs français. Son titre peut être traduit par « Du cercosis » (140 : « Περὶ κέρκώσεως »), du mot grec kerkos signifiant queue selon Morin (1809, p.183). Il y est manifestement question de ce qu’on appelle aujourd’hui polype utérin, une tumeur se développant au niveau du col de l’utérus et prenant la forme d’un amas de tissu mou pouvant envahir le vagin, voire sortir au dehors (Rivarol 1827, p.177). D’après les adaptations latines de Caelius Aurelianus et de Mustio, le cercosis est alors semblable à une queue (cauda), et Soranos préconise de la couper tout comme la nymphe trop grande.
Au VIè siècle, Aétios d’Amida (ou Aëce d’Amide, l’actuelle Diyarbakır en Turquie), un médecin grec qui a fait ses études à Alexandrie, rédige une compilation en seize livres des connaissances médicales de son temps. Citant de nombreux auteurs grecs, elle incorpore ses propres observations cliniques ainsi que des considérations sur les pratiques magiques et religieuses en particulier égyptiennes. Le livre XVI, consacré à la gynécologie et l’obstétrique, cite Galien, Soranos, Rufus, Archigène, Asclépiade, Philoumenos, Léonidas, Théodore et Philagrios, ainsi qu’une mystérieuse Aspasie peut-être inventée (Luccioni 2009). Il contient un chapitre sur la nymphotomie préconisée en cas de nymphe trop longue qu’il dit tirer de Philoumenos. Il y décrit une procédure opératoire légèrement différente : au lieu d’être allongée sur le dos, la femme doit être placée sur un siège, et un « jeune homme vigoureux » doit se placer derrière elle et maintenir fermement ses jambes et tout son corps pendant que le chirurgien procède à l’opération. Surtout, sa description se distingue de celle des autres par son ajout d’un lien avec l’excision pratiquée en Egypte : selon lui, c’est à cause de l’existence de ce phénomène d’hypertrophie de la nymphe qu’il a « paru bon aux Egyptiens de la supprimer avant qu’elle ne grandisse, au moment même où les filles vierges allaient contracter mariage » (traduction de Burguière et al. 2000).
Au VIIè siècle, Paul d’Egine, médecin grec ayant exercé à Alexandrie et auteur d’une compilation en sept livres de textes de médecins antiques, décrit lui aussi l’opération. Il le fait dans son sixième livre, consacré à la chirurgie, sous la forme d’un court chapitre intitulé « A propos de la nymphotomie et du cercosis ». Bien que son livre sur la chirurgie témoigne par ailleurs d'une importante contribution personnelle, il se contente ici de résumer les chapitres 139 et 140 de Soranos (et ne fait pas référence à l'excision égyptienne).
Aux alentours de l'an 1000, le chirurgien arabe de Cordoue Abu Al-Qasim Khalaf ibn `Abbas al-Zahrawi, appelé en France tantôt Abulcasis, Albucasis ou Abulcrasis (connu dans le monde arabe sous le nom d'al-Zahrawi) publie le Kitab al-Tasrif ou Livre de la méthode. Cette encyclopédie de médecine et (surtout) de chirurgie en 30 volumes incorpore des éléments de la médecine grecque. Dans le second volume, il décrit pour la première fois en arabe (selon Knight 2001) l'opération d'excision du clitoris, via un court chapitre qui est la traduction fidèle du chapitre de Paul d’Egine consacré à la nymphotomie et au cercosis (Livre 2, chap. 71). Il y rend le mot grec nymphè par le mot arabe baẓr (soit al-baẓr avec l'article : البظر), qui aujourd'hui encore désigne le clitoris en arabe. Vers 1025, le médecin perse connu dans le monde arabe sous le nom d'Ibn Sina, appelé en France Avicenne, publie en arabe le Qanun fi al-Tibb ou Canon de la médecine, encyclopédie médicale en plusieurs volumes. Il y reprend lui aussi brièvement la recommandation de retirer la nymphe trop grande (Livre 3, chap. 22), la nommant également baẓr.
Lors du déclin de l’Empire romain, l’oubli et l’abandon de la langue grecque entraînent le déclin de la médecine antique en Occident (Chaperon 2016). Cet héritage est cependant revivifié par les traductions en latin, par Constantin l’Africain au XIè siècle et Gérard de Crémone au XIIè siècle, des œuvres d’Abulcasis, d’Avicenne et de Rhazès (Abu Bakr Muhammad Ibn Zakariya al-Razi, médecin persan auteur du Kitab Al-Hawi écrit en arabe, une encyclopédie médicale contenant de nombreux extraits d’auteurs grecs et hindous a priori éditée peu après sa mort en 925, qui évoque également le baẓr). La description de la nymphotomie et du traitement de la cercosis faite par Paul d’Egine subsiste ainsi dans la littérature médiévale occidentale, mais dans une traduction approximative. En particulier, les traducteurs ne connaissant (significativement) pas de mot latin équivalent à baẓr, utilisent une translittération : Constantin l’Africain parle de "badadera" et Gérard de Crémone de "batharum" (Thomasset 2005), et dans deux versions latines du Canon d’Avicenne datant de 1508 et 1514, j’ai pu voir qu'il était question dans le court passage du Livre 3 du Canon d’Avicenne de "longitudo albatra" et de "batharum magnum". Au XIVè siècle, Simon de Gênes écrira : « Batharum en arabe est une éminence charnue dans la vulve de certaines femmes qui parfois est tellement grande qu’elle est comparable à la verge. Moschion la nommait landica » (Jacquard et Thomasset 1985, p.63).
En 1532, l’Allemand Johann Winther, connu sous le nom francisé de Jean Gonthier d’Andernach, venu terminer ses études de médecine à Paris en 1525 où il deviendra régent de la Faculté de médecine, retraduit en latin l’œuvre de Paul d’Egine directement du grec. Sa traduction reprend fidèlement le chapitre en question du Livre 6 de Paul d’Egine, intitulé « Quomodo nympha excidenda sit & cercosis emendanda » - soit « Comment on excise la nymphe et on corrige la maladie de la queue ».
Tout au long du Moyen âge, le savoir médical écrit concernant le clitoris se limitera à ce ressassement de la description de la nymphotomie faite par Paul d’Egine au VIIè siècle, elle-même recopiée d’un écrit du IIè siècle, l’identification précise de l’organe visé par cette opération se perdant au fil du temps. Il faudra attendre le XVIè siècle pour que les anatomistes "redécouvrent" le clitoris et fassent significativement progresser la compréhension de son anatomie, et jusqu'au XIXè siècle certains médecins continueront à répéter ces recommandations de Paul d'Egine (voir par ex. Colombat de l'Isère 1838, p. 144-145).
Renaissance : retour aux sources grecques et réapparition du « cletoris » chez Ludovico Bonaccioli (1502-1503)
A partir du XIVè siècle, l’étude du corps par la dissection – anatomie – reprend son développement en Occident. Entre 1306 et 1312, Henri de Mondeville rédige un traité d’anatomie formant la première partie de sa Chirurgie, premier ouvrage du genre rédigé par un Français (Icard 2010). Toutefois, en ce qui concerne les organes génitaux au moins, il n’est visiblement pas fondé sur des dissections. Loin de mettre en évidence le clitoris, Mondeville se contente de reprendre la théorie de Galien faisant du vagin (collum matricis) l’homologue du pénis (virga), en y ajoutant erreurs et confusion. Pour lui, il y a juste un « tissu musculeux » (panniculum lacertosum) qui pend un peu au dehors de la « vulve » ou « con », qui correspond au « tentigo » qu’il a trouvé dans une traduction latine d’Abulcasis ou de Rhazès, et il prête à ce tissu à la fois la fonction des apophyses charnues de Galien et celle de l’extrémité de l’urètre (Bos 1897 [1314] pp.111-112 ; Pagel 1892 p.53 ; Nicaise 1893 pp. 74-75).
C'est aux humanistes de la Renaissance italienne, qui à la fin du XVè siècle entreprennent de collectionner les manuscrits de médecine grecs puis de les rééditer, qu'on doit la réapparition du kleitoris .
Vers l’an 900 à Constantinople, le médecin Nicétas (Niketas) avait rédigé une copie soigneuse de seize traités grecs couvrant plus de mille ans de médecine, allant du corpus hippocratique jusqu’à l’œuvre de Paul d’Egine et incluant en particulier le traité sur Les noms des parties du corps humain de Rufus d’Ephèse. Ce Codex de Nicétas, acheté en Crète pour le compte de Laurent de Médicis, est ramené à Florence en 1495. Le traité d’obstétrique et de gynécologie publié à Ferrara en 1502 ou 1503 par Ludovico Bonaccioli s’en inspire manifestement.
Dédié à la duchesse de Ferrare Lucrèce Borgia et intitulé Enneas muliebris (Neuf livres sur les femmes), ce traité de Bonaccioli sera réédité plusieurs fois pendant plus d’un siècle, dont en France (à Strasbourg) dès 1537 et aux Pays-Bas (à Leyde) en 1641, parfois sous le titre De fœtus formatione. Notamment basé sur le corpus Hippocratique (Pomata 2013), il commence par une description des organes génitaux féminins qui tient manifestement compte de celle de Rufus d’Ephèse. Il signale en effet l’existence de ce qui est selon lui appelé « cletoris », ajoutant le mot grec « κλειτορίς » en marge du texte.
Bonaccioli explique qu’il se situe au milieu du tubercule de chair bifide dont le développement indique la maturité, qu’il est comme le gland du pénis protégé par un prépuce, et que l’urètre lui est accolé.
Bonaccioli semble être le premier à avoir introduit le κλειτορίς grec dans la littérature médicale latine. Il semble également être l’auteur de la première mention moderne du clitoris en tant que partie distincte des petites lèvres. Selon Carrere (1776, p.47), Jacopo Berengario da Carpi (« Berenger ») a fait cette distinction avant lui, mais les écrits de ce grand anatomiste, professeur de chirurgie à Bologne entre 1502 et 1527, sont postérieurs à celui de Bonaccioli.
Années 1550 : les anatomistes italiens découvrent la partie cachée du clitoris
Au milieu du XVIè siècle, en l’espace d’une décennie, Eustachi (1552), Colombo (1559) et Falloppio (1561), trois anatomistes italiens, produisent séparément et chacun à sa façon les premières traces connues de l’observation de la partie cachée du clitoris, visible uniquement à la dissection.
Bartolomeo Eustachi (Eustache pour les Français) est un anatomiste, médecin et professeur à l’université La Sapienza de Rome, où il pratique des dissections. Son nom restera associé à la « trompe » auditive décrite dans son Opuscula anatomica. Dans cet opuscule publié en 1564, qui ne relate qu’une partie de ses recherches, il signale qu'il a fait graver 46 plaques de cuivre pour l'ouvrage qu'il projette de publier, mais qui ne verra jamais le jour – handicapé par une arthrite rhumatoïde, il meurt en 1574 sans avoir réalisé son projet. Selon Choulant (1920 [1852], pp.200-204), il précise dans son De renibus (1563) que ces plaques ont été gravées en 1552. C'est en tout cas cette date qui a été retenue par l'histoire des sciences.
Ces 46 plaques de cuivre, dont une gravée sur les deux faces, correspondent à 47 planches anatomiques dont seules les 8 présentes dans Opuscula anatomica seront publiées de son vivant. Elles ont la particularité de ne comporter ni lettre, ni chiffre permettant de faire référence à telle ou telle partie ou organe dans le texte ; au lieu de cela, Eustache a fait dessiner des marges graduées pour pouvoir indiquer des coordonnées, comme sur une carte géographique. De ce fait, et en l’absence du texte devant accompagner ces planches, leur interprétation est délicate. Elles seront d’ailleurs plusieurs fois éditées avec différents commentaires, chaque auteur-éditeur les interprétant en fonction de ses propres connaissances, croyances et inclinations.
Il paraît toutefois indubitable que le clitoris est représenté avec ses deux piliers dans la planche XIII, ainsi que dans les figures 1 et 2 de la planche XIV. Lorsqu’en 1714, le médecin papal Giovanni Maria Lancisi les publie pour la première fois, il souligne dans la planche XIII par un ‘e’ le « clitoris », et par deux ‘f’ « ses jambes [crura] de part et d'autre, ainsi que muscles ». Dans sa thèse de médecine consacrée au clitoris intitulée De nympha, Tronchin (1730, p.6) attribue à Eustache la première représentation du clitoris. De l’avis de Lassus (1783, p.117) : « Le clitoris est très bien représenté dans la treizième et quatorzième planche d'Eustachi. On y reconnoît son tronc et ses deux branches semblables aux racines des corps caverneux de l'homme, attachées de même au bord inférieur des os pubis. Elles sont recouvertes par des fibres charnues dont Fallope et Dulaurens ont donné la description, et qu'Eustachi a fait représenter : c'est le muscle érecteur du clitoris. Immédiatement au-dessous est un second muscle attaché à l'orifice du vagin […] ; il est gravé dans la quatorzième planche d'Eustachi, fig. 1 : c'est le muscle orbiculaire ou constricteur du vagin. » De même, pour Lauth (1815, p.512), dans ces figures « Eustache expose le clitoris, les racines de ses corps caverneux, ses muscles et le muscle constricteur de la vulve ».
Le clitoris dans les planches d'Eustache
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Realdo Colombo a été formé à la chirurgie et l’anatomie à Venise par Giovanni Antonio Lonigo, avec qui il a travaillé plus de huit ans (Westfall 1995 ; Eknoyan & De Santo 1997) – chirurgien, Lonigo était aussi dissecteur pour Paulo Colombo, oncle de Realdo et détenteur de la chaire d’anatomie de l’université de Padoue en 1536. En 1541, il devient l’assistant de Vésale, qui a succédé à Paulo Colombo à Padoue en 1537. Dès 1542 par intermittence puis de manière permanente en 1543, il assure le remplacement de Vésale, pris par la publication de son grand ouvrage d’anatomie. Il finit par lui succéder en 1544 mais beaucoup moins bien payé que son prédécesseur, il quitte son poste à Padoue pour Pise dès 1545, puis part à Rome en 1548, où il sera professeur d’anatomie à l’université La Sapienza jusqu’à sa mort en 1559.
L’interaction entre Colombo et Vésale sera marquée par la rivalité : Colombo tente (en vain) dès 1541 d’obtenir une des chaires détenues par Vésale, et profite de son absence pour pointer en public des erreurs qu’il a selon lui commises ; de son côté, Vésale est très critique vis-à-vis de prédécesseurs admirés par Colombo, et apprenant que Colombo a osé le contredire en public il retire toute mention de son nom dans la seconde édition de son ouvrage, le traitant publiquement en 1546 de vaurien et d’ignare (Westfall 1995).
Colombo entreprend dans les années 1540 l’écriture de son seul ouvrage, De re anatomica, dont il signe l’adresse aux lecteurs en 1559. Publié peu après sa mort la même année, il ne contient aucune planche anatomique – son ami Michel-Ange devait l’illustrer, mais son grand âge l’a fait renoncer devant l’ampleur de la tâche. Dans le chapitre consacré à l’utérus, Colombo relate ce qu’il pense être une grande découverte : les deux ligaments ronds de l’utérus n’en sont pas vraiment. Contrairement à ce que pensait Vésale, écrit-il, ces prolongements « nerveux et caverneux » de la matrice ne s’arrêtent pas au sommet du pubis mais poursuivent leur course pour réapparaître à proximité de l’orifice du vagin, se terminant en une « boule en surplomb de la pointe de la vulve, au-dessus de l’orifice d’où sort l’urine » (voir ici la traduction de l’ensemble du passage par Gwladys Bernard et moi-même).
Cette boule, qui correspond clairement au gland du clitoris mais qu’il ne nomme pas, durcit et s’allonge lorsque les femmes ont du désir, au point de ressembler un peu au pénis. Elle est « le siège de la délectation des femmes » pendant l’acte sexuel (sedes delectationis mulierum), et c’est sa stimulation voluptueuse qui provoque l’émission de la semence féminine. Comme nombre de ses contemporains, Colombo pense en effet que les femmes émettent une semence sous l’effet de la stimulation de leur utérus pendant l’acte sexuel, et que la réunion des semences mâle et femelle dans l’utérus permet la formation du fœtus.
On peut relever que sa (fausse) découverte d’une continuité entre le clitoris et les ligaments ronds de l’utérus permet de réfuter l’argument d’Aristote, qui contestait la théorie hippocratique au motif que le plaisir sexuel ne pouvait provenir d’un endroit différent de celui où était émise la semence : puisque le clitoris est selon lui une « partie de l’utérus », constituant l’extrémité de deux « prolongements » de celui-ci, le problème est résolu. Peut-être est-ce pour cela qu’il exulte : « ces prolongements-là, ainsi que leur utilité, personne ne les avait remarqués jusqu’à présent ; s’il m’est permis de donner des noms aux choses que j’ai découvertes, je les appellerai amor Veneris ou dulcedo » [ce qui fait aimer l’acte sexuel ou ce qui le rend doux/agréable]. On ne saurait dire combien je m’étonne que tant d’aussi illustres anatomistes n’aient pas même soupçonné l’existence d’une si belle chose, faite avec tant d’art, gratifiée d’une si grande utilité » (Colombo 1559 p.243, trad. G.Bernard & O.Fillod).
Colombo a-t-il réellement cru voir, lors d’une dissection mal faite, une continuité entre les ligaments ronds de l’utérus et les corps caverneux du clitoris ? A-t-il seulement entendu parler des corps caverneux par Falloppio et mal compris ses propos (voir ci-après), et/ou vu la planche XIII d’Eustachi, son collègue pendant plusieurs années au département d’anatomie de La Sapienza à Rome mais qu’il ne cite bizarrement pas, et cru que la veine dorsale du clitoris était la continuation des ligaments ronds (voir ci-dessus) ? On ne le saura sans doute jamais. En tout cas, Marco Aurelio Severino, professeur d’anatomie et de chirurgie à Naples, écrira que Colombo « n’a pas reconnu toutes ces parties par le menu comme Fallopius » (1668 [1646], p.264), et la croyance de Colombo sera balayée par l’avancée des recherches anatomiques, ne subsistant que chez des compilateurs tels qu’Alsted (1626, p.3200).
Gabriele Falloppio (Fallope pour les Français) est un anatomiste et chirurgien né à Modène, formé à l’université de Ferrare. Nommé en 1548 à la chaire d’anatomie de l’université de Pise lorsque Colombo en part pour Rome, il reprend en 1551 la chaire de chirurgie et d’anatomie de l’université de Padoue, vacante depuis le départ de Vésale et de son suppléant Colombo, y restant jusqu’à sa mort en 1562 (Vons 2016). Fallope publie en 1561 à Venise ses Observationes anatomicæ, ouvrage d’anatomie non illustré qui sera réédité à Paris dès 1562.
Cet ouvrage recèle de nombreux progrès dans la compréhension de l’anatomie humaine, entre autres concernant l’appareil génital féminin. Fallope est en particulier le premier à décrire correctement les trompes, et bien qu’y ayant trouvé du liquide, il estime à raison qu’il n’y a pas de sperme dans les « testicules » féminins (les ovaires), au contraire de Colombo qui prétendait en avoir mis en évidence à maintes reprises.
Dans le passage où il est question du clitoris (voir ma transcription annotée), Fallope commence par signaler que les anciens ont parlé d’une partie du pudendum féminin qu'Avicenne appelait « verge ou albathara », Albucasis « tentigo » et les Grecs « clitoris », de cette appellation grecque dérivant le « verbe obscène clitoriser ». Les erreurs qu’il commet ici en se fondant sur des sources secondaires de mauvaise qualité se retrouvent encore aujourd’hui dans la littérature scientifique sur l’organe.
Fallope explique ensuite que cette « petite partie » (particula) correspond au pénis des hommes, et qu’elle est issue d’une structure nerveuse ou fibreuse qui se sépare en deux et qui comme chez les hommes, est « spongieuse » à l’intérieur et remplie d'un sang foncé. Il évoque les muscles qui recouvrent l’organe à son origine, qu’il positionne bien au niveau des os du pubis, ainsi que les vaisseaux (vasa) qui courent sur son dos comme sur celui du pénis, et compare le prépuce qui recouvre le gland du pénis à ce que Soranos appelle les ailes (i.e. les petites lèvres) qui le recouvrent là où il sort à l’extérieur. Un peu plus loin, lorsqu’il décrit les ligaments ronds de l’utérus, il souligne (à raison) que Vésale s’est trompé en les croyant musculeux, et précise aussi qu’ils ne se rejoignent pas ni ne vont jusqu’au tentigo, soulignant ainsi il me semble l’erreur de Colombo (sans le nommer cependant).
Il paraît clair que Fallope a examiné minutieusement cette partie du corps, au contraire de Colombo. Clément (2011) a jugé que Fallope était « moins expérimental » que Colombo et qu’il insistait plus que lui sur la tradition « plutôt que l’observation », et Laqueur a affirmé dans The making of the modern body (1987, p.65) que Colombo était le premier à avoir fait une description « exacte » du clitoris. Pourtant, la description faite par Colombo est on ne peut plus sommaire et très erronée. Pour moi, c'est à bon droit que Fallope prétend avoir été le premier à décrire l'organe entier, les autres n'ayant selon lui pas vu cette partie « parce qu'elle est petite, et cachée dans la graisse du pubis ».
La suite est en cours de rédaction. A suivre !
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En attendant, quelques images...
Représentation du clitoris aux XVII, XVIII et XIXème siècles (cliquez pour afficher en entier)